RAPPORT : ÉTUDE SUR LES CONDITIONS DE TRAVAIL DES JOURNALISTES ET TECHNICIENS DES MÉDIAS
La presse sénégalaise est à la croisée des chemins. Prise entre mille maux, elle devra forcément se réinventer ou disparaitre. Pendant très longtemps, les entreprises dans le secteur se sont contenté d’un modèle économique qui réduisait considérablement leur indépendance, leur autonomie, leur liberté vis-à-vis des différents groupes de pression. Ce modèle a souvent permis à certaines d’entre elles de s’acquitter d’une infime partie de leurs obligations sociales telles que définies par le Code du travail, la Convention collective, ainsi que le Code de la presse.
A l’exception de quelques privilégiés, ils sont rares les professionnels des médias qui arrivent à vivre décemment de leur métier. Certains patrons véreux ne se soucient même pas du minimum. Grâce aux contrats et conventions obtenues auprès des institutions publiques et autres entreprises privées au prix de leur silence, ils renflouent leurs poches, mènent la belle vie avec de belles voitures, de belles villas ou appartements, des voyages de villégiature, laissant ceux qui leur permettent de mener cette vie dans la misère la plus totale. Oui les employés savent que ce ne sont pas leurs ventes qui font rentrer ces mannes, mais ils savent aussi que ces ventes procurent une influence qui est souvent utilisée pour l’enrichissement personnel de certains patrons.
Habitués au discours du misérabilisme : ‘’Nous travaillons à perte…’’ que leur sert sans cesse le patronat, passionnés de leur métier, les travailleurs se sont jusque-là gardé d’exiger le respect de certains standards (salaires conformes à la Convention collective, cotisation sociales, couverture maladie…). La plupart se contentent du minimum : des salaires à la fin du mois. Et même là, c’est la croix et la bannière pour ceux qui en ont. Beaucoup sont dans le bénévolat le plus triste, souvent obligés de dépendre des subsides immorales que leur donne indument certains organisateurs d’activités et qu’on appelle pompeusement perdiem. Le secteur de la presse est trop sérieux pour vivre dans un tel misérabilisme. L’Etat a l’obligation d’agir pour l’avènement d’une autre presse, véritablement autonome, indépendante et libre. Ceci est indispensable pour toute démocratie qui se respecte.
Afin de mieux appréhender l’ampleur du mal, la Convention des Jeunes Reporters du Sénégal (CJRS) a lancé une étude, pour évaluer le niveau de conformité des entreprises avec la législation du travail. Plus de 200 jeunes professionnels ont répondu au questionnaire que nous leur avons posé sur la nature de leurs contrats, le niveau de leurs rémunérations, le respect des cotisations à l’IPRES et à la Caisse de sécurité sociale… Ci-après le résumé analytique des résultats de l’étude.
Résultats de l’enquête
Pour disposer d’éléments quantitatifs d’appréciation sur les conditions des journalistes et techniciens des médias, nous leur avons soumis à travers différents panels une liste de près de 20 questions. Sur la plupart des questions, nous avons pu avoir plus de 200 réponses venant des professionnels des médias de différentes rédactions. Les questions peuvent être regroupées dans les catégories ci-après : celles relatives aux contrats de travail, celles qui portent sur les rémunérations, les questions sur la prise en charge sociale et enfin les conditions de travail des reporters.
Sur les contrats de travail
Diverses questions ont été posées aux journalistes et techniciens des médias.
- Quelle est la nature de votre contrat ?
A cette question, 216 travailleurs des médias ont répondu. 23,1% ont dit avoir des contrats à durée indéterminée (CDI), 22,2% des contrats à durée déterminée (CDD), soit au total 45,3%. 17,1% ont soutenu avoir des contrats de prestation contre 11,1% de stagiaires. Les 26,4% n’ont aucun lien contractuel avec leurs employeurs.
- Disposez-vous d’un exemplaire de votre contrat ?
L’étude montre également que parmi ceux qui disent avoir des contrats, il y en a qui n’ont pas d’exemplaires de leurs contrats. Sur les 183 personnes ayant répondu à la question, seuls 33% disent détenir un exemplaire de leurs contrats de travail, contre 61,7% qui n’en ont pas. Les autres n’ont pas de réponse.
- Enregistrement des contrats à l’Inspection du travail ?
Pour ceux des employés qui ont des contrats, ils sont peu nombreux à pouvoir affirmer que leurs contrats sont enregistrés à l’Inspection du travail. Sur les 181 personnes qui ont répondu à cette question, seuls 19,3% ont répondu par l’affirmative ; 44,3% ont répondu par la négative. Les autres n’ayant aucune réponse. L’enseignement principal qu’il faut en tirer, c’est que même si certaines entreprises font signer des contrats à leurs employés. Très peu respectent la règlementation en les faisant enregistrer à l’Inspection du travail.
Sur la rémunération
Cette question a laissé paraitre plusieurs disparités dans les entreprises de presse, une violation flagrante de la législation en vigueur qui se fait au vu et au su de tous. Ci-après quelques résultats de l’enquête.
- Disposez-vous de salaire
Alors que c’est l’une des conditions obligatoires pour qu’on puisse parler de contrat de travail, l’enquête a révélé que 31,5% des travailleurs ayant répondu au questionnaire n’ont pas de salaire. 68,5% sont rémunérés.
- Niveau des rémunérations
L’étude a montré que très peu d’entreprises respectent les barèmes prévus par la Convention collective. Encore que pour percevoir les salaires c’est la croix et la bannière dans beaucoup d’organes de presse. Selon les résultats de l’enquête, 18,5% ont des rémunérations en deçà de 75000 francs ; 14,8% entre 75000 et 100000 francs ; 14,8 entre 100000 et 150000 francs ; 10,2% entre 150000 et 200000 FCFA. Les travailleurs ayant un salaire dépassant la barre des 300000 francs sont estimés à 7,9%, tandis que ceux qui ne relèvent d’aucune de ces catégories sont autour de 20,4%. A l’image de la plupart des rédactions, la plupart des personnes ayant participé à l’enquête sont des reporters, soit plus de 77% ; 9,3% ont dit être des rédacteurs en chef.
- Régularité du paiement des salaires
Selon la législation en vigueur, les salaires doivent être payés en principe, au plus tard le 8 du mois. A la question de savoir s’ils sont payés avant le 8, 54,2% ont répondu par la négative ; environ 45% ont répondu par l’affirmative. Par ailleurs, il convient de souligner que 77,7% des personnes enquêtées disent n’avoir pas de bulletins de salaires. Seuls 22,3% disent en avoir.
Cotisations sociales
Dans les entreprises de presse, les obligations sociales ressemblent plutôt à un luxe hors de portée de la plupart des reporters. Les résultats de l’enquête l’illustrent à suffisance
- Couverture maladie
Sur les 215 personnes ayant répondu, 86% disent ne pas être pris en charge par leur entreprise quand ils sont malades. Les enfants et autres personnes à charge, n’en parlons même pas.
- IPRES
C’est là un des symboles de la précarité dans le milieu de l’entreprise. A l’instar de la couverture maladie, 86 des personnes disent n’avoir pas de numéro IPRES. Seuls 14% disent en disposer. Reste à voir si les entreprises sont à jour de leurs cotisations.
Conditions de travail
Mal payés, dépourvus de toutes couvertures sociales, les professionnels des médias font partie de ceux qui travaillent le plus et les moins protégés.
- Nombre d’heures de travail
Alors que le Code du travail fixe le nombre d’heures de travail légal à 8 heures, ils sont nombreux les journalistes et techniciens à travailleur au-delà de ces horaires, sans être en droit de réclamer des heures supplémentaires ou compensations. En effet, l’enquête montre qu’environ 34% seulement travaillent 8 heures par jour ; 30,7% entre 8 et 10 heures ; 34,4% plus de 10 heures de temps de travail par jour, souvent pour des salaires misérables s’ils en disposent.
- Jours de repos
En ce qui concerne les jours de repos, 47,9% des personnes ayant répondu disent n’avoir qu’un seul jour de repos par semaine. 30,7% ont deux jours de repos, tandis que 21,9% disent n’avoir aucun jour de repos. L’entreprise pouvant les utiliser même les samedi et dimanche sans aucune compensation.
- Liberté syndicale
L’étude a également montré que le droit de syndiquer est un véritable luxe dans le milieu de la presse. Seuls 14,9% disent être affiliés au Synpics qui est la principale organisation de défense des reporters. En revanche, 23,3% ont répondu qu’il existe une section Synpics dans leurs rédactions.
Quelques recommandations pour panser les maux des reporters
La presse représente un pilier essentiel dans toute démocratie qui se respecte. Au Sénégal, les médias ont de tout temps joué un rôle important dans le respect des règles démocratiques et de l’Etat de droit. Toujours debout, dans le seul souci de défendre la vérité et l’intérêt général, les professionnels des médias souhaiteraient une meilleure considération, pour jouer pleinement leur rôle dans la société. Cela passera forcément par l’amélioration des conditions de travail des reporters. Pour y parvenir, la mise en œuvre des recommandations suivantes pourrait être d’un apport fondamental.
- Veiller à l’effectivité des règles prévues par le Code de la presse pour toute entreprise dans le secteur ;
- Exiger la transparence dans la gouvernance des entreprises de presse ;
- Créer un environnement propice pour le développement des médias ;
- Mettre en place une fiscalité adaptée et allégée pour le secteur de la presse ;
- Multiplier les visites de contrôle de l’Inspection du travail et du contrôle social dans les entreprises de presse ;
- Fermer tout simplement les entreprises qui ne parviennent pas à respecter un minimum de conditions exigées par la législation en vigueur, malgré le soutien de l’Etat ;
- Mettre fin à la concurrence déloyale entre de pseudo entreprises qui n’ont aucune obligation et d’autres qui s’efforcent d’être en conformité avec les lois, ainsi que les règles d’éthique et de déontologie ;
- Veiller au respect de la législation prévue par le droit OHADA et qui régit toute entreprise, y compris celles spécialisées dans le traitement de l’information ;
- Appliquer les dispositions de l’acte uniforme OHADA sur les procédures collectives aux entreprises en cessation de paiement, y compris celles qui ont des difficultés à payer leurs salaires ;
- Introduire les employés dans le capital des entreprises en difficulté qui n’arrivent plus à s’acquitter de leurs obligations sociales envers leurs travailleurs.
A propos de la Convention
La CJRS est une association à but non lucratif. Il est dirigé par un Bureau exécutif national sous la supervision du Comité directeur et est représenté à l’intérieur du pays par des cellules zonales (Nord, Sud, Est, Ouest et Centre).
L’objectif principal de la CJRS est de renforcer les capacités des reporters sur toute l’étendue du territoire, à travers des sessions de formations continue et des bourses que nous offrons à nos membres. A ce titre, nous organisons pas mal de sessions de formation dans les domaines les plus variés, en fonction des exigences de l’heure. L’idée étant de combler le gap de la formation académique des journalistes, mais aussi d’amener ces derniers à jouer pleinement et efficacement leurs rôles en tant que sentinelle de la démocratie et de l’Etat de droit.
Cette année, la Convention des Jeunes Reporters du Sénégal a 20 ans et nous avons estimé qu’il serait bien d’impulser une nouvelle dynamique à notre organisation, l’une des plus représentatives et les plus crédibles de la presse au Sénégal.